La joie est une honte. Quand on voit cette misère autour de
nous, comment pourrait-on se réjouir ? Dolorès V.
Chère Dolorès, oserai-je dire que
c’est avec joie que je déplore avec vous tous ces plaisirs frivoles dans
lesquels se roule le monde ? Nous savons combien la rigolade peut sentir
l’ignorance ; les gloussements suer l’angoisse ; les « petits
bonheurs » se fonder sur le mépris. Et je ne parle pas de la dérision
méchante, qui a du moins le mérite de sa franchise. Je parle du gentil fun ou
du kif mignon qui sont toujours déjà flétris par leur refus de la lucidité
tragique et par leur fuite lâche à l’heure du combat contre l’injustice et la
mort… Mais remarquez que si la vérité des choses se trouve dans les larmes,
votre conscience ne peut prendre un certain plaisir à ce que vous teniez dans
cette vérité, en sorte que vous ne sauriez pleurer sans quelque joie.
Deux autres observations. Rejeter
la joie au nom de la compassion, c’est au final collaborer à l’empire de la
douleur. Vous devenez complice du mal et lui décernez la couronne. En vérité,
c’est parce que nous sommes faits pour la vraie joie que les joies fausses et
les vraies misères nous sont si odieuses. Et la seule manière de lutter contre
ces joies fausses et ces vraies misères consiste à accueillir et à communiquer
une joie lucide, forte comme la mort, dure contre l’injustice.
Par ailleurs, si nous versons si
souvent dans cette injustice, n’est-ce point par ingratitude et par rapacité
d’avoir encore et plus ? Or, qu’est-ce qui peut nous guérir de cette
rapacité d’avoir, sinon la joie d’être ? Bien sûr, cette allégresse nue,
cette joie sauvage d’exister nous semble désormais aussi loin que le
« vert paradis des amours enfantines ». Afin de l’éprouver dans sa
force, il faudrait se laisser assez dépouillé pour vivre dans la source
jaillissante de Celui qui est et qui se donne. Aussi Notre-Dame des Douleurs – d’où
vient votre prénom, Dolorès- ne connait-elle d’autres douleurs que
d’enfantement. Elle souffre « par » la joie d’être épouse et
« pour » la joie d’être mère. La croix ne la tient si violemment que
dans cette joie de recevoir et de donner la vie.
Fabrice Hadjadj, Panorama, Mars 2012
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